Chants et danses rituels des femmes de la Santeria
Comme on le pense parfois, dans le monde de la percussion, il n’y a pas que la force et la vitesse. C’est avant tout une question de technique et de goût.
Raul Fernandez
Il y a vingt-cinq ans de cela, trois danseuses de la Compagnie Nationale de Danse Folklorique Cubaine forment Obini Batá et défient la tradition exclusivement masculine des percussionnistes en devenant les premières femmes à jouer le batá – ce tambour, à deux têtes et à peau de bouc, de la santeria, religion afro-cubaine. Cuba est l’unique pays qui conserva ces tambours convoyés, de même qu’à Trinidad et Tobago ou qu’au Brésil, avec les esclaves du Nigéria. Ces trois tambours sont caractérisés par leurs différentes dimensions : l’Iya (le plus grand), l’Itotele (le moyen) et le Konkolo (le petit) et doivent être constitués d’une seule pièce de bois, semblables à la clepsydre d’un sablier.
L’ensemble Obini (en yoruba, les femmes) forme l’histoire d’un des instruments les plus influents de Cuba, au grand dam de ses détracteurs, scandalisés que des femmes, considérées inadaptées physiquement et émotionnellement, osent soutenir ces trois tambours sacrés, instruments de prédilection pour communiquer avec Dieu, qui plus est, en-dehors des cérémonies religieuses. Cet ensemble incarne donc une lutte acharnée pour faire accepter au plus grand nombre la place méritée des femmes dans le monde des percussionnistes et redéfinir les enjeux autour du batá et de sa musicalité.
La tradition religieuse stipulait qu’une semaine avant de jouer lors d’une cérémonie, les hommes n’étaient pas autorisés à toucher une femme, son esprit devenant faible à son contact, cela faisait partie du rituel. Obini Batà, du fait même de la puissance de son jeu, proclama le non-sens que constituaient ces croyances éminemment sexistes. Malgré leur affirmation quant au caractère non religieux de leur performance artistique, malgré l’expressivité musicale majeure permise par le tambour batá, le passage du religieux au profane fut très difficile à faire admettre et les percussionnistes féminines sont encore bannies, à ce jour, par les prêtres afro-cubains traditionnels qui perçoivent leur pratique comme un sacrilège.
Portée dans les cœurs et les mémoires des esclaves amenés à Cuba il y a plus de cent ans, la musique des tambours batá nous ramène aux rythmes, aux pulsations des conversations dans les villages africains. À l’instar de ces dernières, le tambour à six mains parle un mystérieux langage polyphonique. La voix semble appeler les orishas, les esprits de la santeria : Eleggua, le lien entre les morts et les orishas, Yemaya, divinité de la mer, source de toute vie, Oya, divinité du vent, Oshun, divinité de l’amour, ObBatá la, divinité de l’harmonie et, bien sûr, Chango, divinité de la musique…à descendre pour converser avec les hommes voire même pour les posséder, tandis que vêtements et foulards colorés virevoltent dans une chorégraphie frénétique.
Le groupe multigénérationnel de la Havane, comprend Eva Despaigne, la Maestra sexagénaire et le dernier des membres fondateurs, et cinq jeunes femmes issues de contextes professionnels et artistiques divers, ce qui explique l’extraordinaire polyvalence de leur performance entre jeu théâtral, chant, musique et danse. Eva maintient la vision sur le long terme quant au rôle d’Obini Batá avec le maintien de deux buts bien précis : le premier, constituer un noyau créatif qui puisse former de nouveaux artistes et deuxièmement, représenter une plate-forme qui défende les droits des femmes dans la société face à la discrimination de genre, fidèles en cela à l’héritage de Rumba Morena, d’Andrea Baro et de bien d’autres groupes féminins de rumba cubaine.