Savoirs et enchantement

« L’Homme a mille têtes,

Il a mille yeux, mille pieds,

L’Homme n’est autre que cet univers,

De l’Energie (créatrice) est né l’Homme,

Une fois né il s’est étiré au-delà

De la terre, tant par-derrière que par-devant.

 

Lorsque les dieux tendirent le sacrifice

Quand ils eurent démembré l’Homme,

Sa bouche devint le Brâhmane,

Le Guerrier fut le produit de ses bras,

Ses cuisses furent l’Artisan,

De ses pieds naquit le Serviteur. »

 

Purusha Sukta, un des hymnes du Rig-Veda (1500 – 1200 avant J.-C.)

 

Pour le grand philosophe Abû Nasr Al-Fârâbî du X°siècle, surnommé « le second maître » (le « premier maître » n’étant autre qu’Aristote), la cité s’inscrit aussi au centre d’un ordre cosmique. Son « Traité des opinions des habitants de la Cité vertueuse » s’inspire directement de La République de Platon et la présente selon un modèle hiérarchisé à l’image de l’anatomie du corps humain.

L’artisan, partie intégrante de ce corps social, transmet originellement son savoir dans un contexte sacré, révélé et reconduit par un système corporatiste et confrérique. Cette nouvelle édition du festival mettra ainsi à l’honneur le soufisme grâce à l’inspiration poétique de Dhafer Youssef dans son spectacle « Diwan of Beauty and Odd » ou à travers la soirée inédite dédiée au soufisme en Afrique.

 

Ibn Arabi compare la création de l’univers à un modelage, s’inspirant d’une parole coranique selon laquelle Dieu a modelé l’homme dans de l’argile : « Lorsque Dieu désira l’existence du monde surgit de ce désir une Nuée ou une Poussière qui peut être comparée au plâtre que l’artisan jette à terre pour mouler en lui toutes les figures et les formes qu’il désire. »

 

A travers une nouvelle approche scénographique, la création d’ouverture sublimera l’architecture et fera se tourner les pages d’un livre musical en l’ornant tant de lettres calligraphiées que de motifs de broderies. Les transformations orchestrées par l’homme sur la matière seront, également, mises en lumière par certaines manifestations du génie humain, cristallisées dans l’acier, le verre, le bois ou la pierre. Ces savoirs techniques traditionnels seront confrontés à l’art de la parole et, notamment, à la poésie, pierre angulaire du chant, tissant ses mots comme les fils de soie s’étirent dans les ruelles de la médina de Fès.

 

« Qui n’a percé à jour le secret de ce « Tisserand » ?

Il est venu dans le monde pour y tendre sa trame :

« Entre la terre et le ciel, il a fixé son métier,

de la lune au soleil, il a fait ses deux navettes »

disait Kabir le poète mystique tisserand de Bénarès

 

Maîtres de la parole orale, faiseurs de mots, la musique possède également ses artisans: « shaers » arabes, griots d’Afrique subsaharienne et rwayyes  du Haut-Atlas, déroulent la généalogie des princes et des seigneurs en quittant les pierres précieuses des palais pour devenir prophètes de ces déserts d’où jaillissent la sagesse des peuples.

D’autres mots, ceux des trois lettres de Sarajevo, seront une ode proférée par Goran Bregovic à la “Jérusalem des Balkans”, à cette ville aux multiples croyances qui a, à la fois, écrit l’histoire et été martyrisée par elle. Cette même ferveur spirituelle liée aux vicissitudes historiques animera la soirée du Soweto Gospel Choir.

Les liturgies des chants orthodoxes, hébraïques, grégoriens, andalous, jésuites de Bolivie, participeront toutes, respectivement, d’un même esprit dirigé vers une transcendance universelle. L’art chanté de la parole sacrée sera, par ailleurs, célébré dans le spectacle de « L’Oiseau de Feu » tandis que gamelan, danseurs de Bali ou du Rajasthan appréhenderont le divin dans des chorégraphies où le corps sera calqué à l’image de la divinité.

Enfin, la quête du voyage initiatique sera, quant à elle, évoquée par Jordi Savall et son ensemble Hespérion XXI, qui rendra hommage à “Ibn Battuta, voyageur de l’Islam”. Celui-ci commença son périple en 1351 à l’âge de 21 ans en quittant Fès pour parcourir le vaste monde durant plus d’une trentaine d’années. Il s’orienta vers d’autres horizons magiques comme si la ville, à l’instar de ce festival, ouvrait ses portes aux labiles et infinies possibilités de l’esprit.

 

Alain Weber